Ce regard-là
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Douze ans plus tôt, je me rendais de bon matin dans un refuge de la cité, l'idée saugrenue et soudaine en tête d'adopter un quadrupède. Je dis saugrenu car - mea culpa - je n'avais ni pesé le pour et le contre, ni réfléchi à la compatibilité entre ma vie de jeune célibataire urbain vivant en appartement et les besoins minimums d'un clebs.
Un désir soudain, puissant; pas comme un caprice, non, mais plutôt (je le réalisais déjà alors) comme un moyen de casser une certaine solitude intérieure, une mélancolie naissante. Le bénévole m'accompagna le long des chenils où, à travers les grilles, tout n'était qu'aboiement et excitation. Réveillées par ma présence, les bestioles territoriales pointaient de la truffe dans ma direction d'intrus tout en rappelant à leurs voisins immédiats, à coups de canines et de bousculades, leur place hiérarchique respective. Difficile de nouer un lien immédiat avec aucun au sein de cette meute brouillonne. Le choix risquait d'être plus ardu que prévu. Et puis, je remarquai un hangar ouvert, d'où provenaient des gémissements. Le bénévole occupé au téléphone, j'en profitai pour m'y glisser. Plusieurs boxs, tout en longueur. De grands bestiaux séparés les uns des autres, agressifs, menaçants. Je compris vite qu'il s'agissait des inadoptables, programmés pour la piqûre finale. Au sein de cette cacophonie belliqueuse, les couinements perçus dehors résonnèrent à nouveau. Je repérai le box et m'approchai.
Un petit Fox bâtard blanc et noir remuait la queue, dressé sur ses pattes, le museau passant à travers le grillage déchiré, suppliant. Sa langue lapait dans le vide en continu, vers ma main hésitante, au risque d'abîmer sa peau au contact de la ferraille décousue. Nulle crainte ou agressivité : juste un ouragan de tendresse emprisonné. Je reculai, d'ailleurs, pas habitué à de telles demandes aussi franches.
Je dis blanc et noir mais, en vérité, il était plus proche du jaune fluo ce jour-là. Condamné à faire place nette, puisque personne n'avait voulu de lui en un an, nul ne le sortait plus de sa cage; il urinait donc sur le sol sur lequel il dormait. Chaque jour écoulé à patauger dans sa pisse le rapprochait un peu plus de la seringue. L'employé me retrouva. Il me lança :
- Ah, vous avez rencontré Milou !
Je soupirai à l'énonciation de son nom. Milou ? Guère original. Retrouvé en bordure de route, lâchement jeté d'une voiture, les gens du refuge l'avaient nommé ainsi, sans trop se creuser le ciboulot. Il ne reconnaissait pas ce nom mais, tout le monde savait de quel spécimen on parlait lorsqu'on évoquait Milou.
- Pourquoi est-il à part ?
- Il se fait chiquer par les autres. Ils le bouffent. On a préféré l'isoler. Il est gentil, pourtant. Mais il déteste être seul.
Drôle de logique, songeai-je, de compartimenter un chien qui justement déteste ça.
Alors comment, face à une telle description, résister plus longtemps ?
Une heure plus tard, après un arrêt au supermarché du coin, j'étais accroupi près de ma douche, manches relevées, à shampouiner mon chien. Il n'était d'ailleurs pas encore mon chien. Mes mouvements manquaient d'assurance, ne connaissant ni ses craintes, ni ses réactions. Me retrouver mordu au bout d'une heure par un roquet inconnu et trop peureux, merci de l'idée idiote du matin ! Lui de son côté, trempé sous l'eau tiède, tremblant plus de peur que de froid, m'observait du coin de l'œil, tête baissée, hésitant à croiser mon regard, tellement dominé que cela en devenait gênant.
- Qu'est-ce qu'ils lui ont fait, à cette pauvre bête, bordel ? Ils l'ont battu pour qu'il soit aussi craintif ?
De sa dure vie avant l'abandon, personne n'en saura jamais rien. Enveloppé dans une serviette, je le posai sur mon lit. Il regarda autour de lui, baissa les oreilles en signe - encore - de soumission puis chercha à regagner le parquet comme s'il avait brisé un ancien interdit. Je l'enroulai de nouveau dans la serviette en lui murmurant :
- C'est bon. Ici tu peux rester sur le lit. Tu as le droit.
Bien sûr, il ne comprit pas mes mots. Mais, toute espèce différente que nous sommes, je sais qu'il comprit mes intentions. Je me couchai, fis semblant de dormir. Lui, emmitouflé contre ma jambe, scrutait tout autour de lui, loin de sa cage. Je sentis ses yeux posés sur moi, sur ma tête faussement endormie, durant des heures. Après cet après-midi-là, après ce long intermède silencieux, il devint alors, vraiment, mon chien.
- Je vais t'appeler Virgule. Car une virgule, dans un texte, dans une phrase, ça n'a l'air de rien mais, ça peut en changer le sens. Virgule.
Douze ans plus tard, je regarde Virgule les yeux dans les yeux. Il ne baisse plus la tête depuis longtemps. Il n'hésite pas à me bousculer pour gagner de la place sur la couette.
Douze ans plus tard, après tant d'intime partagé, il va partir. Il va s'en aller. L'âge a fini par gagner.
Boules cancéreuses, reins disfonctionnels, surdité, début de démence : la piqûre l'a retrouvé mais, cette fois-ci elle est bienveillante. La souffrance ne s'accentuera pas. Il me regarde. Je fixe ses deux billes noires si expressives. J'ai envie de lui dire :
- Tu te rappelles ? Les courses sur la plage ventée de Tréguennec, le jour où tu as poursuivi un mouton dans un champ, manquant de lui provoquer une crise cardiaque ? Au lieu de te gronder, ça m'a fait rire. Les exclamations admiratives de tous en t'apercevant (- Milou ! C'est Milou !) dans la rue, dans les cafés que tu adorais fréquenter, zieutant sagement à gauche à droite le cirque humain, collé à ma jambe. Cette fois où nous nous sommes perdus l'un l'autre lors d'un jogging, que je t'ai cherché comme un dément dans les ruelles en hurlant ton nom alors que, tout seul, tu avais retrouvé le chemin de la maison, slalomant entre les voitures et les feux rouges, m'attendant devant la porte de l'immeuble ? Je t'ai alors pris dans mes bras, fait entrer à l'intérieur pour te serrer fort en te parlant, sous l'œil inquiet d'un voisin me prenant pour un toqué. Tu te souviens, des câlins les jours de déprime, des simples oeillades pour se comprendre immédiatement ? Bien sûr, tu ne te souviens pas au sens humain. Mais voilà, tes yeux qui me fixent me disent tout cela. Ils me regardent encore et, voilà : moi maintenant (toi, tu ne le sais pas encore. Quoique ?), maintenant j'ai juste envie de pleurer. Mais je me retiens et, moi aussi, jusqu'à la fin, je fixerai tes belles boules noires.
Une envie de t'embrasser, embrasser ton poil rêche de vieux cabot qui pue et de te murmurer :
- Merci, mon beau. Merci, Virgule.
Le vétérinaire s'approche :
- C'est l'heure.
Un regard, encore. Un dernier regard.