Les ventres mous
On ne manifeste plus guère, aujourd'hui; on soulage sa conscience à coups de hashtags. Bon. Ça n'ébranle pas grand chose c'est certain, mais ça fait se sentir utile, un petit peu encore. Sur le moment. Le dernier sursaut national qui a fait renaître l'espoir que nous étions bien encore un pays uni, capable de se lever fièrement lorsque nos valeurs communes étaient blessées ou menacées (et non une simple société, un conglomérat de particularismes égoïstes) ? Charlie Hebdo.
Depuis ? Bof.
Chacun s'en est retourné à ses petites affaires. Les anciens progressistes à leur train-train quotidien et à leurs posts inoffensifs, les extrémistes hargneux à leur haine bruyante et anonyme (ah, Twitter... Tant de courageux masqués). Celui d'avant ? 21 avril 2002, Le Pen père au second tour de la présidentielle. Gageons qu'au vu de l'ambiance actuelle, les prochaines manifestations de masse brandissant des pancartes Le Pen seront pour célébrer la victoire de l'héritière.
En 15 ans, quel inquiétant et rapide changement de décor !
Le 12 septembre, sur Arte, passait un excellent documentaire intitulé : 'Le ventre, notre deuxième cerveau'. Quel rapport entre cette pastille pédagogique sur les conséquences neurologiques du déséquilibre de la flore intime et l'humeur - comment dire ? - morose du pays ? Disons qu'à l'échelle nationale aussi, le disfonctionnement interne est évident et paraît même en passe de devenir la nouvelle norme. Les malades nient, s'agitent et menacent à longueur de journée, en lançant des insanités à tout va (qu'ils justifient par un 'fort caractère' illusoire) sur les réseaux - et pas que... - ou bien ils se renfoncent dans leur léthargie maladive, affalés devant leur plateau-Tv, en soupirant à voix basse : "pfu..." Dans les deux cas, inconscients de leur maladie. Quand ces symptômes opposés (mais parallèles) sont-ils apparus ? Suractivité agressive pour certains; réaction quasi-nulle des autres en réponse. Quand la maladie a-t-elle éclaté au grand jour ? Impossible de donner une date précise, de citer un événement particulier qui aurait donné conjointement naissance à ces deux espèces distinctes mais sœurs : les trolls et les ventres mous.
Quoique, la Manif pour Tous, ses rumeurs ramenées à l'état de vérités (rappelez-vous de cette idiotie du gendr, qd même), ses foules incontestables et, en face, le silence des 'progressistes' pas directement concernés par le sujet, a été un formidable révélateur.
Le travail d'affaiblissement du corps commun, certes, a démarré depuis longtemps. La perte de vitesse de l'Europe sur la scène mondiale, la crise, le chômage, la paupérisation de beaucoup, l'égocentrisme gaulois habituel. L'individualisme, l'éclatement du vivre-ensemble, notre modèle d'intégration en souffrance, l'absence totale de vision à long terme de nos dirigeants, le nez uniquement pointé vers les sondages et les élections suivantes; la mondialisation incontrôlée (ah, TAFTA...), l'abrutissement culturel généralisé (dernière nouvelle : Justin Bieber et Kim Kardashian obtiennent leur marionnette aux Guignols. Bravo !); la disparition du moindre substitut possible au modèle ultra-libéral (tiens, Mr Macron lance un ballon d'essai sur les fonctionnaires. On prépare gentiment le terrain pour TISA, monsieur le ministre ?) et donc, conséquence directe de ce dernier point : la trahison par nos gestionnaires élus de leurs promesses de campagne. Lassitude, sentiment de trahison, incompréhension de ce monde fou, perte de crédibilité de la parole politique (Mr Sarkozy et ses retournements permanents n'aidant pas beaucoup à la clarté du débat public, il faut reconnaître), méfiance envers les médias (Mr Bolloré, nouveau coupeur de têtes décomplexé, même pas discret. Pourquoi l'être, d'ailleurs ? Les ventres mous soupirent, bon, sans plus).
Certains se tournent donc vers la radicalisation, vers les 1000 et 1 nouveaux sites conspirationnistes pudiquement nommés 'sites de ré-information', se trouvent des boucs-émissaires sur mesure (les Noirs, les Arabes, les Juifs, les gays, les migrants, les ceci, les cela, bref : les autres quoi, classés par case...), histoire de ne pas reconnaître leur confusion et leur ignorance de ce qu'est vraiment la France. Les ragots se mêlent aux informations vérifiées, tout se confond, tout se vaut : le faux, le vrai, le bombardement sans fin des faits divers, des drames mondiaux, personne n'y reconnaît plus rien. Les autres, anciennement progressistes revendiqués, prêts - avant - à battre le pavé au moindre coup de canif dans notre contrat social laïc, républicain, retweetent désormais au mieux un ou deux articles engagés, de temps à autre.
Cui-cui. " C'est fait, j'ai participé."
Même une Loi Renseignement des plus intrusives passe sans susciter le moindre émoi. Le seul sujet faisant systématiquement lever sourcil à tous : les impôts. Un peu court pour arrêter la machine folle, a-t-on tout de même envie de dire.
Je caricature, bien entendu.
Des bulles de résistance humanistes existent, des gens luttent encore au quotidien contre et la peur et l'obscurantisme, des pétitions circulent et prennent de l'ampleur, la générosité et le bon sens n'ont pas totalement disparu mais, reconnaissons que si les aboyeurs zélés de l'extrême-droite ne sont pas encore forcément les plus nombreux (je le dis sans en être certain, hélas), les ventres mous, eux, me semblent bien être devenus la nouvelle majorité !
Et ce comportement amorphe, désengagé, replié sur son petit périmètre privé est bien aussi inquiétant que la montée réactionnaire en France ! Candide, c'est un bel ouvrage mais l'heure est-elle vraiment au jardinage ? Alors, on reste bouche bée devant les réactions, lorsqu'elles se produisent enfin. Dernier exemple scandaleux en date : le drame des réfugiés, qui se noient depuis des mois par milliers à nos portes dans l'indifférence générale. Seule une photo trash réussit à les faire réagir. Et encore, de manière complètement infantile : ils se déclarent tous prêts à accueillir des réfugiés chez eux, comme si on jouait aux Pokémons, comme si nous vivions vraiment dans un monde virtuel. Soyons sérieux ! Existe-t-il encore un État en France, vers lequel on se tourne pour exiger, revendiquer, à qui on demande des comptes ? La sixième puissance mondiale, 67 millions d'habitants, ne pourrait pas héberger et intégrer 20.000 personnes sur deux ans dans des structures officielles ? Allons ! Mais, même en voulant être bienveillants, ils révèlent une certaine nouvelle façon de penser : décalée, occasionnelle. Immature. Il leur faut des photos, il leur faut du sentimental immédiat. Des débats en 140 caractères, pas plus. Les livres, ce sera pour plus tard. Les articles, on survole les titres sans les ouvrir. Pourquoi ces guerres, quels enjeux, quelles conséquences, quels moyens de peser pour arrêter le drame ? « Sais pas mais, j’ai posté un cœur quand même ! » La raison, les valeurs humanistes, républicaines, les chiffres vérifiés, les arguments clairs ne suffisent plus. Comme si, plus aucune certitude n'existait et qu'ils n'en cherchaient plus, se contentant du flou et de la bonne conscience occasionnelle, facile, un peu débile. Avec une telle majorité, un tel développement de l'engagement superficiel, les trolls - inspirés, eux - auraient tort, avouons-le, de ne pas continuer à se sentir forts.
Ce billet semble alarmiste ? Pessimiste ? Il l'est. La France est souffrante, son âme se meurt, son intelligence décline. Ses humeurs la font chanceler, la rendent méconnaissable même au monde. Ira-t-elle jusqu'à chuter, victime de sa mollesse ? À chacun d'entre nous d'aider à sa guérison. À chacun d'entre nous de la remuscler. Car on n'a jamais soigné des maux en faisant semblant de ne pas les voir. Un peu de volonté, un peu de nerf ailleurs que dans le doigt qui sert à manier la souris d'un ordinateur ! Car, pourquoi nos dirigeants nous montreraient-ils enfin ce qu'ils ont dans le ventre si nous, citoyens républicains, ne sommes plus que des mollassons si peu prompts à défendre nos valeurs ? Ces valeurs qui nous protègent, nous définissent, pourtant. Frédéric L'Helgoualch