Erythrée : dictature oubliée, fabrique de migrants désespérés
(Paru sur le Plus-Nouvel Obs : http://m.leplus.nouvelobs.com/contribution/1360637-.html#null)
-Un héros devenu dictateur sanguinaire
Issaias Afeworki est un homme peu connu du grand public occidental. Son peuple, par contre, ne le connaît que trop.
Héros de la guerre d'indépendance contre l'Ethiopie (remportée en 1991), reconnu comme un admirable chef de la rébellion à l'époque, il est devenu le premier président de ce nouveau pays libre de la corne de l'Afrique le 24 mai 1993. L'espérance, alors, tant pour les Érythréens (épuisés par 30 ans de guerre) que pour les pays occidentaux et l'ONU de voir la région s'apaiser (Bill Clinton citait même, dans les années 90, Afeworki comme l'un des 'dirigeants de la renaissance africaine'). En bon admirateur inconditionnel de Mao (il approfondit même son éducation politique en Chine lors de la Révolution Culturelle), il ne tarda pourtant pas, une fois arrivé au pouvoir, à mettre son pays au pas. Parti unique (le Front populaire pour la démocratie et la justice -FPDJ), presse muselée, purges impitoyables des opposants, surveillance des habitants (mis à l'amende ou jetés en prison en cas de contact avec l'étranger), persécution des familles de ceux qui se sont échappés du territoire, toute puissance de l'armée, obligation pour les femmes comme les hommes du service militaire entre 17 et... 40 ans (!), viols et tortures des jeunes recrues, etc...
-Prison à ciel ouvert
L'Érythrée figure désormais au sommet de la liste noire des dictatures impitoyables et est souvent désignée comme 'la Corée du Nord de l'Afrique' ou comme 'une prison à ciel ouvert'. L'ONU a voté des sanctions économiques et diplomatiques contre le pays en 2009. Non en représailles contre les privations élémentaires des Droits de l'Homme infligées au peuple érythréen par celui que beaucoup (difficile de juger, la presse étrangère n'est pas la bienvenue) suppose devenu fou, ivre de sa puissance (et alcoolique, pour ne rien arranger), considérant la nation comme sa propriété personnelle, ne supportant aucun contradicteur vivant ou non-entravé. Les sanctions sont tombées dès lors qu'il est paru évident que le pouvoir en place soutenait les islamistes somaliens Shebab et ce afin d'affaiblir les deux voisins haïs : l'Ethiopie et la République de Djibouti. Bénéficiant depuis longtemps de la bienveillance de la Chine et de l'aide de la Libye de Kadhafi, Afeworki semble mener depuis des décennies une vie et une politique parallèles à celles que l'on considère relevant du sens commun, de l'épanouissement de son pays.
Ses principales victimes ? Les hommes, les femmes, les enfants érythréens, véritables martyres à la vie volée. Qui souffrent désormais autant de la folie d'un despote que des privations internationales (2 à 3h d'électricité par jour dans la capitale...). Tout autant que de l'indifférence du reste du monde à sa situation à lui, le peuple - car, soyons francs : pour que l'opinion mondiale se mobilise désormais, encore faut-il que les caméras soient braquées au bon endroit.
-Migration, forcément : sauver sa peau
Ces dernières semaines, oui, ici en Europe nous avons entendu parler de ce drôle de mot : 'Érythréen'. Car parmi les migrants morts ou rescapés en Méditerranée, ceux que l'on nomme 'les migrants', beaucoup l'étaient, Érythréens.
Mélangés à beaucoup de Libyens également (entre autres), leurs anciens protecteurs, fuyant leur pays maintenant qu'il est totalement déstabilisé par le manque d'accompagnement de ceux qui ont fait chuter leur dictateur sans apporter de réponses solides pour la suite.
-L’hypocrisie occidentale
Étrange paradoxe qui révèle l'hypocrisie des puissants Occidentaux que nous sommes : on fait appel à notre 'opinion' pour s'offusquer des crimes d'un dirigeant sanguinaire et soutenir sa mise à terre lorsque des enjeux stratégiques (commerciaux ?) qui nous échappent, confortablement installés devant notre téléviseur, sont en jeu (cf l'Irak). Les mêmes atrocités, dans un pays sans pétrole ni armes menaçantes, ma foi... 'Loin des yeux, loin du cœur' dit-on. Pourtant, les regards d'un gosse terrorisé, d'une femme violée, d'un homme détruit : ils sont les mêmes quel que soit le pays, la couleur de peau, la religion; quelles que soient les richesses du sol qui porte leurs drames. En noir et blanc, ainsi nous pousse-t-on à regarder le monde; nous faire pleurer avec d'horribles images quand nos intérêts supérieurs sont supposés être en danger. Et puis, lorsque pas d'enjeux majeurs pour nos raisons d'états : le silence. L'indifférence. Nous sommes les garants des Droits de l'Homme mais, pas trop quand même. Ça dépend. C'est crevant, un peu. Génération zapping, ici aussi. Alors voilà le résultat du cynisme des dirigeants et de l'inculture souhaitée des foules : des corps qui flottent à nos portes barricadées. Des gens qui fuient la mort, la misère, l'humiliation, la déshumanisation, et qui ne trouvent que des passeurs mafieux, assassins. Ils partent en quête de la première démocratie atteignable : les pays européens mais également Israël. Sur le chemin de ce dernier, à travers le Sinaï (comme l'a montré la réalisatrice Keren Shayo dans son bouleversant documentaire 'La torture au bout du fil'), certains sont kidnappés, torturés; libérés contre d'astronomiques cautions payées par la diaspora érythréenne déjà installée. Tués si rien ne vient. D'autres sont abattus aux frontières. D'autres, parfois, réussissent à passer. Un peuple maudit, pourrait-on dire. Un peuple de survivants. Survivre. Simplement. L'Europe et sa politique hypocrite ? Je n'ai pas envie d'en parler car ces derniers jours l'écrivaine sénégalaise Fatou Diome a déjà tout dit, a parfaitement et magnifiquement exprimé, à travers sa colère froide et tripale, ma pensée, mieux que je n'aurais pu le faire. Son intervention dans l'émission 'Ce soir ou jamais' : à regarder, à écouter. Impérativement si on veut encore réfléchir au-delà des phrases toutes faites. Non pas pour culpabiliser soi-même inutilement mais pour penser globalement.
-Un devoir de lucidité
Je peux juste ajouter que l'opération de surveillance des frontières européennes se nomme Triton et que c'est un nom bien ridicule si on pense 2 minutes aux regards perdus de ces gens abusés, désespérés, loin, si loin de leurs espérances d'enfants, sur leur corbillards flottants. Je veux seulement ajouter que l'Europe selon moi doit, bien sûr, accueillir ces frères perdus; qu'elle doit, dans le même temps et pour la suite, réaffirmer fermement son système d'intégration; qu'il est de son devoir, aussi, de ne pas occulter son passé colonialiste et d'en assumer les conséquences concrètes (pousser ces pays à la démocratie réelle et au développement, au rééquilibrage des forces, pour le bien de tous); de cesser d'infantiliser ses habitants paresseux - nous - en jonglant avec les populismes et les bons sentiments quand bon lui semble.
Sinon, au fait : 'Érythrée' vient du grec 'Erythraíā' qui signifie 'la rouge'. Comme la mer. Mais la mer de leur pays à eux, aux paysages splendides paraît-il, celui dans lequel ils auraient aimé rester vivre. Pas la nôtre, de mer, désormais rouge également.
Copyright Tous droits réservés Paru le 30-04-15 sur le Plus-Nouvel Observateur