Chienne de rue
- CHIENNE DE RUE.
- " Tu vas déguerpir et, fissa ! Dis donc, tu sais combien je le paie mon pas de porte ? Allez ! "
Matthieu se redresse avec difficulté. Il ramasse la vilaine pelisse trouée qui lui sert de couverture et encourage Mickey à lui emboîter le pas.
- " Fainéant ! ", tonne triomphalement le commerçant.
Les clientes alentour, mines sévères et gourmandes, peuvent se satisfaire à leur tour, le danger désormais éloigné.
- " Quand c'est des vieux, encore... Mais des jeunes, là, je dis non ! Y a du boulot pour ceux qui en cherchent ! "
- " C'est de pire en pire dans le quartier... "
- " Et les entrepreneurs, eux, ils sont noyés sous les charges. Alors, hein... "
- " Le mois dernier, on a essayé de me voler mon sac ! "
- " Il a un appartement au bout de la rue, j'suis sûre... "
- " Y a pas une histoire de réseaux mafieux derrière, nan ? J'ai vu ça à la télé l'autre jour. "
Le méchant improductif est déjà hors d'écoute des fines analyses sociologiques qu'il a déclenchées. Mickey le suit fidèlement, adaptant la cadence de sa marche à celle, saccadée, de son jeune maître. Matthieu titube devant un horodateur. Il parvient à concentrer son attention sur l'écran. 18h. La course contre la montre va bientôt démarrer.
L'homme déambule dans les rues sans but précis, sans direction réfléchie. 'Libre', diraient certaines âmes philosophiques de salon. Les quidams s'écartent sur son passage ou manquent parfois de le renverser. Certains le fusillent du regard; d'autres lui accordent des grimaces qui se veulent réconfortantes. La plupart s'efforce d'afficher une convenable indifférence. Il n'y prête plus aucune attention depuis longtemps. Il se laisse choir sur un banc. Mickey se couche docilement à ses pieds.
- " Combien on a fait aujourd'hui, bonhomme ? À ton avis ? "
Matthieu sort de sa poche les quelques pièces jetées au fil du jour par des mécènes inconnus. Il les compte péniblement sous l'œil affectueux du petit bâtard. Il ne demande jamais rien, Matthieu. Il ne supplie pas. En général, il s'assoit près d'un commerce, d'un cinéma ou d'une banque. Une casquette posée à ses pieds. Son regard croise rarement celui des consommateurs. Ses mots ne s'adressent qu'à Mickey. Mickey, le seul être important. Le seul à vraiment le regarder. À l'aimer, à attendre encore quelque chose de lui. Lorsqu'il descend dans le métro pour somnoler ou se réchauffer, après avoir sauté les tourniquets, il passe avec placidité devant les mendiants postés le long des couloirs. Ces fantômes exposant le nombre, réel ou pas, de leur progéniture sur un bout de carton mal découpé le répugnent. Lui ne doit des explications à personne. Il ne se justifie pas. Ne s'excuse pas de n'être plus rien aux yeux du monde. Sa casquette se remplit ou ne se remplit pas, voilà tout. Mickey doit être convenablement nourri : telle est, selon lui, son unique responsabilité.
Il se relève, part en quête d'une épicerie, le poing contenant la précieuse ferraille fermement serré. Lorsqu'il en trouve une, au hasard des rues, il ordonne à Mickey d'attendre à l'extérieur.
- " Vous trouvez tout ce dont vous avez besoin, mon cher monsieur ? ", interroge, sarcastique, le marchand au bout d'à peine une minute.
Statique devant le rayon alcool, l'esprit de Matthieu se perd dans des calculs laborieux afin de savoir combien il lui restera s'il prend cette bouteille-ci ou s'il achète cette bouteille-là. Il arrête son choix sur un vin rouge à 1€45 dont il s'assure que l'ouverture ne nécessitera pas l'utilisation d'un tire-bouchon.
- " Alors ? ", lance l'homme derrière sa caisse.
Le SDF et lui n'ont, de toute évidence, pas la même notion du temps. Le reste du budget part dans l'achat d'une boîte de nourriture canine. L'épicier soupire bruyamment lorsque les pièces de 2, 5 et 10 centimes s'étalent sur le comptoir. À la sortie, Mickey jappe joyeusement. Matthieu sourit.
- " Viens bébé, on va se remplir la panse. "
Ils s'installent sur le perron d'un bâtiment administratif fermé. La pâtée est répandue à même le sol. Mickey ne se fait guère prier.
- " C'est la fête, pas vrai ? "
- " Pauvre bête ! ", s'exclame une passante horrifiée.
- " Et même qu'après, il fera de gros cacas sur les trottoirs ! ", plaisante alors Matthieu à voix basse.
La température commence à baisser. L'hiver promet d'être sans pitié. Mais au moins, ce soir, il ne pleut pas. La précieuse chopine est à son tour ouverte. Le vin qui réchauffe son corps s'est, peu à peu, imposé dans son existence, devenant même, au fil des mois, une nécessité vitale. Un remède anesthésiant les pensées. Une potion magique coupant la faim. Un poison volontairement absorbé. Son ventre gronde, lui rappelant qu'il n'a toujours rien mangé. Matthieu attrape, au fond d'une des poches de son grand manteau, le quignon de pain distribué la veille à St Eustache. Il ne s'y rendra pas ce soir. Dans quel quartier est-il seulement ? Il ne le sait même pas. De toute façon, il n'aime pas faire la queue devant la Soupe Populaire, plongé au milieu d'une foule de gueules cassées, noyé sous les regards vaporeux, douloureux. Et puis, Mickey ne supporte pas la compagnie des autres chiens. Lorsqu'il se retrouve, le peuple paumé de la rue traine toujours, dans son sillage, des meutes de quadrupèdes plus ou moins agressifs. Dès qu'un de ses congénères s'approche, Mickey se met à geindre et se réfugie promptement derrière les jambes de son protecteur. La couardise de son animal fait alors rire Matthieu. Elle lui sert pourtant de bon alibi pour rester lui-même à distance des autres sans-abris. Au pire, elle lui offre un solide argument pour ne pas s'éterniser avec ses pairs, lors de ces regroupements forcés. La sacro-sainte solidarité entre cloches, toujours évoquée, le laisse sceptique. Son histoire a toujours été solitaire alors, pourquoi se perdre dans des identifications factices ? Chacun son monde, chacun sa bulle. Chacun sa route, chacun sa mémoire. Seule Brigitte, hormis Mickey, est admise à pénétrer sa sphère émotionnelle.
- " Mlle Brigitte ! ", rectifie souvent la gouailleuse sexagénaire lorsque Matthieu l'interpelle par son prénom.
De toute façon, il ne connaît pas son nom. Son itinéraire, encore moins. Peu importe. Son regard de gosse vieillie, de femme brisée, son charabia d'alcoolique optimiste et ses gestes désespérément chaleureux lui font, quand il la croise, comprendre tout ce qu'il y a à comprendre. Il la connaît depuis toujours, c'est-à-dire depuis qu'il vit dehors. Alors escortée par un corniaud qui venait de mettre bas, elle lui avait permis d'adopter Mickey. Depuis, une pudique complicité s'était installée entre eux. La chienne de Mlle Brigitte s'était un jour volatilisée, sans qu'aucune explication ne soit jamais donnée par sa propriétaire. Même violemment imbibé, Matthieu ne se serait jamais autorisé à interroger la vieille femme, devinant la scandaleuse souffrance qu'elle avait provoquée. S'il veut la rencontrer, il lui suffit de vagabonder entre la Gare de l'Est et la Gare du Nord, où les cartons de la douairière sont posés depuis Mathusalem. À croire que cette fervente disciple de Bacchus a fini par adopter les mœurs territoriaux de ses bestioles préférées.
Pour l'heure, loin de la respectable édentée, Matthieu et Mickey ont repris leur marche, explorant les ruelles, recherchant les zones sombres et inaccessibles des immeubles se présentant à eux. Un endroit où dormir sans être dérangé, sans être chassé. Chaque soir, le même rituel, la même quête. Les mêmes jurons contre les interphones. La même concentration portée, aussi, au balayage visuel de la chaussée, espérant toujours trouver la pièce perdue par un hypothétique promeneur malchanceux. Soudain, Matthieu décrète que ce renfoncement-ci fera l'affaire. La prudence, règle d'or de toute survie, semble emportée par la piquette. La rue choisie, en effet, est proche d'un boulevard animé. Le passage nocturne risque d'être soutenu. Les rencontres malheureuses, quasi-certaines. Des jeunes gens ivres de bonne famille à la sortie d'un club, quelques policiers trop stressés et les bleus peuvent fleurir si rapidement... Mickey s'allonge sur le vieux plaid balancé sur l'asphalte. Matthieu s'éloigne, cahin-caha, déféquer loin des lampadaires. Puis il revient se coucher sur le bitume.
- " Viens te réchauffer, pépère ", grommèle-t-il à l'intention de son clebs adoré.
Le roquet se blottit contre son bienfaiteur, sous la pièce de tissu sale et puante.
- " Ça fait longtemps que j'me serais foutu à la flotte si t'étais pas là, tu sais ? "
Le froid, malgré la vinasse, devient de plus en plus mordant. La tête lourde, le clochard n'a guère notion du temps qui s'écoule. Il ne dort pas. Il ne dormira pas. Quelques uns y parviennent. Lui pas. Au mieux, Morphée surgit parfois sans prévenir et saisit brutalement la carcasse exténuée, autorisant la fragile conscience du bougre à s'oublier un peu. Mais le bruit des voitures, les crachins imprévus ou les crachats agressifs ramènent sempiternellement Matthieu dans le réel. Les puces et les morpions ne lui laissent guère plus de répit. Jamais à la diète, la vermine ! Elle mord, suce, attaque, ôtant à Matthieu, orgie après orgie, la maitrise de ce qui aurait pourtant pu sembler lui appartenir encore : sa propre chair. Il réussit cependant à somnoler, une demie-heure, une heure. Puis il se redresse; se gratte. Observe Mickey. S'envoie une lampée. Re-somnole. Se tourne. Se plie sur lui-même. Caresse Mickey. Croit s'endormir. Se parle ou imagine se parler à voix haute. Il délire, fantasme. Ses désirs et ses peurs se mélangent indistinctement. Les souvenirs de sa vie imposent leur présence obsédante sans que pourtant aucune invitation ne leur ait été lancée. Les images défilent, défilent. Les yeux ouverts, les yeux fermés. Celles de sa mère, innocente qu'il n'a jamais connue mais qui a tout de même eu, un jour, le droit à un visage. Celles d'un père imaginaire, divine ou monstrueuse, selon les moments. Celles des familles d'accueil, nombreuses, si nombreuses, payées pour garder des gamins comme d'autres le sont pour élever des poulets. À leurs assauts, la pensée du malheureux se trouble encore. Ses sentiments déçus nourrissent sa confusion mentale qui est aussi, et dorénavant, entretenue par l'ivrognerie et les humiliations sans fin. Sa lente déchéance a débuté lorsqu'il a été extrait de l'utérus d'une folle. La suite n'a été que rejet et refus d'amour. Enfant non-désiré et reconnu comme tel, numéro de dossier pour une administration débordée et incompétente, instrument de travail entre les mains de nourrices insensibles, adulte mal armé, construit sur des fondations pourries : Matthieu a juste tiré un mauvais numéro. Il a tant vécu. Il a si peu vécu. À moins d'une rencontre providentielle, ses démons n'auront aucun problème à continuer de l'entraîner vers leurs abysses. Vers la folie ou la mort. Mais, n'est-ce pas la même chose ?
- " Monsieur ? Monsieur ? Vous m'entendez ? "
- " Hein ? Quoi ? ", sursaute-t-il.
- " C'est le Samu Social, monsieur. Vous n'avez pas froid, là ?
- " .... "
- " Nous pouvons vous amener au chaud, si vous voulez. D'accord ? Il nous reste des places au centre... "
L'infirmière, professionnelle, parle lentement, appuyant chaque syllabe, s'assurant de la bonne compréhension du message par le poivrot. Mais, elle devra repartir bredouille.
- " Et Mickey alors ? "
Bien sûr, les chiens ne sont pas admis dans les centres d'hébergement.
- " Trouves-en un autre pour gagner ta place au Paradis, ma belle... "
Chaque hiver, la même rengaine : il faut, en plus, se cacher de ces saint-bernard mandatés pour alléger les remords de la société. Il renfonce mécaniquement sa casquette sur son crâne. Adresse un rassurant coup d'œil à son acolyte à poils. Encore quelques heures, encore quelques minutes puis, tout recommencera.
Pour l'instant, il tente de retrouver la fugace torpeur dans laquelle il était plongé et dont il a été vainement extrait. Matthieu finit par céder aux revendications de son corps.
Au petit jour, il est réveillé par une voix masculine. Un quadra à l'air benêt le fixe.
- " Regardez. Regardez ! Cadeau. "
Une pièce de 2 trône, impériale, à ses pieds. Mais, après s'être frotté les yeux, Matthieu s'applique plutôt à l'étude de son nouvel environnement diurne. Quelque chose ne va pas.
- " Mickey ? Mickey ? "
- " Ah ben d'accord ! ", souffle l'étrange gonze en s'éloignant.
- " Mickey ? Mickey ! "
Mickey a disparu. Normalement, il ne bouge pas avant que Matthieu ne l'y encourage. Matthieu panique. Une plainte, trop bien identifiable, résonne. Le gémissement vient d'une supérette située sur le trottoir d'en face. Poussé par la curiosité ou la faim, Mickey a dû y suivre une ménagère matinale. Matthieu se précipite.
- " Mickey ! ", hurle-t-il, indifférent aux regards ébahis.
Pas de réponse. Seule la musique destinée à motiver les clients dans leurs achats en écho. Il se précipite tel un dément dans les rayons, vociférant, s'époumonant, appelant, cherchant encore, cherchant toujours, implorant, ne cherchant, bien sûr, déjà plus.
- " Mais quelle honte ! ", peste une honnête dame.
- " Il peut toujours gueuler, la fourrière vient de sortir par derrière ", lui explique la caissière qui a repris en main, la surprise passée, les conserves couchées sur son tapis.
- " On devrait leur interdire d'avoir des bêtes à ces gens-là ! "
- " Pensez-vous : c'est leur gagne-pain. Pour arracher des larmes... "
- " Mais quelle honte ! ", fulmine une dernière fois l'honorable rombière alors que Matthieu est éjecté à l'extérieur, dans la rue, par un vigile vigoureux.
Mickey était un gentil chien. Il avait 4 ans. Matthieu, lui, a 32 ans. Et il n'est plus rien. Mais cela n'a aucune importance. Il n'est plus rien. Cela n'a, naturellement, aucune importance.
- " Bip. Bip. Bip... "
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